Partir en fumée

Sir Walter Raleigh by Nicholas Hilliard Quel est le poids d'un nuage ? Cette question me rappelle la célèbre énigme de Sir Walter Raleigh (1552-1618), explorateur et poète anglais (photo ci-contre). Il est un peu le Antoine Parmentier et le Jean Nicot anglais. En effet c'est lui qui, de retour du nouveau continent, introduisit la culture de la pomme de terre au royaume-uni. Mais, il est surtout célèbre outre-manche pour avoir popularisé l'habitude de fumer le tabac à la cour de la reine d'Angleterre. John Lennon, qui le rendait responsable de son addiction à la nicotine, lui consacre une chanson : "I am so tired" ("I'm so tired, I'm feelin' so upset// Although I'm so tired I'll have another cigarette// And curse Sir Walter Raleigh// He was such a stupid git").

Raleigh était un courtisan très apprécié de la reine Elizabeth I. Un jour, il lui propose un pari : serait-elle capable de peser la fumée qui s'échappe de sa pipe. La reine pense le défi impossible, surtout avec les moyens de mesure de l'époque. Et vous, sauriez-vous comment faire ? Pas besoin de chercher à enfermer la fumée dans un sac étanche que l'on pèserait d'abord à vide puis plein. C'est vraiment trop compliqué. La solution de Sir Raleigh est beaucoup, beaucoup plus élégante : il suffit de peser le tabac avant de le fumer, puis de peser les cendres. La différence entre les deux pesées correspond à ce qui est partie en fumée. La reine trouva la solution amusante et acceptât de bonne grâce de payer le pari. Au-delà de l'anecdote, on se rend compte que le poids de la fumée d'une cigarette est loin d'être négligeable. Pour un nuage, c'est la même chose : il pèse lourd, vraiment très lourd !

Le poids d'un nuage

global air volume J'en parlais dans un des tous premiers billets de ce blog : il y a, en suspension dans l'atmosphère, des quantités à la fois dérisoires et colossales d'eau sous forme de vapeur ou de glace. Dérisoire parce que ramenée à l'échelle d'un ballon de foot, notre planète bleue avec tous ses océans est finalement à peine plus humide que si ce même ballon avait roulé dans une flaque d'eau (image ci-contre). Colossale parce que malgré son air débonnaire, un nuage pèse bien plus lourd qu'on ne l'imagine.

Comment se forme un nuage ? Très simplement. Suivant le principe des frères Montgolfier, l'air chaud a tendance à s'élever. En montant, l'air se refroidit assez pour que l'eau qu'il contient sous forme de vapeur se condense sous forme d'eau liquide ou de glace. Ainsi, un nuage est essentiellement un ensemble de gouttelettes d'eau liquide ou de cristaux de glace en chute ou en suspension dans l'atmosphère, soulevées ou déposées par le vent.

nuage Dans un cumulus de beau temps, on compte autour de 10 milliards de gouttelettes par mètre cube de nuage, chacune si fine qu'elle a un diamètre de seulement quelques dizaines de millième de millimètre. Les nuages nous apparaissent blancs parce que ces très fines gouttelettes diffusent la lumière visible comme autant de petits prismes. Selon la théorie de la diffraction de la lumière par des particules sphériques de Lorenz-Mie, la diffusion de la lumière à travers un nuage se fait essentiellement suivant l'axe d'éclairement de la lumière. La blancheur d'un nuage est donc maximale lorsque l'observateur regarde ce nuage avec le soleil se trouvant soit dans le dos, soit derrière le nuage. À tout autre angle, il reçoit seulement une fraction de la luminosité et le nuage lui paraît plus terne. Bon, c'est entendu, un nuage est principalement constitué d'eau.

Donc, peser un nuage revient à estimer le volume d'eau qu'il contient. Et ce volume dépend bien sûr du type de nuage. Par exemple, un cirrus (nuage diffus d'altitude) est constitué de cristaux de glace très dispersés. Un cirrus d'un kilomètre pèse tout de même jusqu’à 200 tonnes. Mais c'est de la rigolade à comparer de sa majesté le cumulonimbus, le gigantesque nuage d'orage en forme d'enclume, souvent zébré d'éclairs. Il peut atteindre des altitudes de près 15 km ! C'est un nuage extrêmement puissant et dangereux : même les plus gros avions détournent leur route pour ne pas le traverser. On estime qu'il contient autant d'énergie que dix fois la bombe atomique qui a soufflé Hiroshima en 1945. Un tel monstre peut contenir près d'un gramme d'eau par mètre cube, soit un poids total de plus d'un million de tonnes.

peb-et-fox

elephant Qu'en est-il de l'inoffensif cumulus de beau temps que nous évoquions en introduction ? Il pèse à lui seul 500 tonnes environ, soit à peu près le même poids que 80 éléphants d'Afrique (6 tonnes en moyenne pour un mâle adulte). Un joli troupeau d'éléphants volants !

Dans son beau film Le château dans le ciel (2003), Hayao Miyazaki imagine une cité volante, planant mystérieusement au cœur des nuages. Et si, finalement, c'était le poète qui avait raison ?

Cloudy sky thinking

Dans les entreprises anglaises, on pratique une forme particulière de réflexion de groupe, de brainstorming (littéralement tempête dans les cerveaux) appelée "blue sky thinking" : les critiques des idées y sont interdites. Cela traduit bien l'idée qu'en Angleterre, pays qui s'y connaît en cumulus, les nuages y ont une valeur négative. Et pourtant !

J'aime les nuages, beaucoup plus que le ciel bleu. Ce sont eux qui nous donnent le sens de la profondeur et de l'espace au ciel. Un ciel sans nuage est finalement sans dimension, sans échelle. Quelle sensation délicieuse de traverser en avion le couvert nuageux. Vous savez, quand l'avion émerge lentement au soleil et qu'il survole un épais moutonnement courant jusqu'à l'horizon.

cumulus Il y a quelques années, j'ai du partir travailler en Australie de l'Ouest. Je passais mes journées sur le terrain, sous un ciel uniformément bleu, très agréable les premiers jours. Mais après plusieurs mois sans un nuage à l'horizon, je commençais à maudire ce beau temps perpétuel. Finalement, un matin, la pluie est arrivée. Alors que mes collègues australiens grognaient contre ce relatif mauvais temps, je respirais enfin. Je n'ai jamais été aussi heureux d'une averse. Je sais maintenant que je ne pourrais pas vivre dans un pays sans nuage. Il paraît qu'en Iran une expression pour dire que quelqu'un est chanceux se traduit par "son ciel est rempli de nuages" (un lecteur parlant farsi pourrait-il me le confirmer ?). Je ne peux qu'être d'accord. Que votre ciel soit traversé de beaux et gros nuages !


Un grand merci à Gavin Pretor-Pinney et son merveilleux livre, The cloudspotter's guide (Hodder & Stoughton, London, 20006) dans lequel il rapporte la légende hindoue sur les éléphants qui a servi d'inspiration initiale pour ce billet. Par ailleurs, si la mythologie des éléphants vous intéressent, allez aussi jeter un œil sur cette page du site elefantasia.