Quand on aime les vieux livres, Internet est une vraie révolution. Je ne veux pas parler des éditions scannées et mises en ligne mais bien des vieux bouquins à la couverture défraîchie, aux pages jaunies et que l'on a plaisir à prendre en main. Pendant des années, j'ai fouiné désespérément dans les casiers des bouquinistes à la recherche de livres introuvables en librairie. Et puis les sites web de ventes de livres anciens sont apparus : en quelques clics, on avait alors accès à un gigantesque catalogue en France et surtout à l'étranger. C'est ainsi que pour une poignée d'euros, j'ai pu m'offrir des éditions originales de trésors dont certains n'étaient plus réédités depuis longtemps, qui n'intéressaient plus personne et qui étaient injustement tombés dans l'oubli. A l'occasion de mon déménagement, j'ai remis la main sur quelques-uns de ces volumes. Au moins trois d'entre-eux appartiennent à un genre un peu désuet, celui de l'essai naturaliste amateur à valeur poétique et morale. Il s'agit de "La vie des abeilles" (1901) de Maurice Maeterlinck, "Ants, bees and wasps" (1882) de Sir John Lubbock Baron de Avebury, et des "Contemplations scientifiques" (1887) de Camille Flammarion.

Un formidable talent de vulgarisateur

Ces trois livres parlent longuement et très précisément de la vie des abeilles ou des fourmis. Il ne s'agit pas d'ouvrages de synthèse réalisés à partir de travaux d'autres naturalistes mais bien d'observations originales et patientes. Pourtant aucun de ces trois auteurs n'était un entomologiste professionnel, au contraire ! Bien sûr, on pense immédiatement à Jean-Henri Fabre (1823-1915) qui publiait à la même époque ses "Souvenirs entomologiques" (1878-1889) qui connurent et connaissent encore un énorme succès en France et à l'étranger, succès largement mérité. Leur texte intégral est consultable sur ce site. Mais Fabre était un savant qui consacrait sa vie à l'étude des insectes.

Au contraire, Maeterlinck, Lubbock et Flammarion ne s'intéressaient à la vie des fourmis qu'en amateur. Ils écrivaient avec une liberté de ton et une qualité de langue qui contraste singulièrement avec la sècheresse imposée aux publications scientifiques dites "sérieuses". Et si leurs textes sont parfois d'un intérêt scientifique discutable, ils sont toujours remarquablement bien écrits. D'ailleurs les trois auteurs le reconnaissent très volontiers. Dès les premières lignes de leur livre, ils se défendent d'avoir voulu écrire un ouvrage scientifique. Il s'agit plutôt de rapporter leur expérience sensible et souvent poétique ou philosophique. Ainsi, après s'être plié à l'exercice d'une courte revue des connaissances de l'époque, Maeterlinck écrit :

"Maintenant que les livres nous ont dit ce qu'ils avaient d'essentiel à nous dire, sur une histoire fort ancienne, quittons la science acquise par les autres pour aller voir de nos propres yeux les abeilles. Une heure au milieu du rucher nous montrera des choses peut-être moins précises mais infiniment plus vivantes et fécondes." (La vie des abeilles, p.12)

J'ai une profonde sympathie pour ces auteurs qui se piquent de sujets abscons. En Angleterre, tout gentleman doit avoir une passion, un hobby sans rapport avec son activité professionnelle, absolument non lucratif et bien sûr aussi pointue et excentrique que possible. D'ailleurs le premier auteur qui m'intéresse aujourd'hui est anglais, ce n'est pas un hasard. Des trois, c'est aussi ma figure préférée.

Sir John Lubbock, Premier Baron d'Avebury, le banquier progressiste

john lubbock John Lubbock (1834-1913) était un banquier, un homme d'affaire et un homme politique britannique. C'est une figure extrêmement populaire au Royaume-Uni, presque un héros national. Il est l'auteur du Bank Holiday Act (1871) qui fixe légalement les jours fériés en Angleterre et en crée de nouveaux sans lien avec les calendriers religieux. A la suite de cette loi par exemple, le dernier lundi d'août est férié en Angleterre (August bank Holiday). Beaucoup ont alors suggéré que ce jour devrait être appelé la "saint Lubbock" (Lubbock's day) tant il était devenu populaire dans le pays.

avebury Et c'est là que l'histoire de l'Angleterre rejoint notre petite histoire de l'entomologie amateur. A cette même époque est née une légende amusante : en homme d'affaire très occupé, Lubbock aurait inventé les jours fériés pour avoir plus de temps à consacrer librement à sa passion pour l'entomologie. Cette caricature d'époque et surtout le petit poème qui l'accompagne en témoignent.

En effet, en 1879, il avait publié une très intéressante monographie sur les thysanoures, famille à laquelle appartient les "poissons d'argents", vous savez ces tout petits insectes au corps effilé qui vivent dans nos placards ou derrière les tuyauteries de nos salles de bains. Et surtout, en 1882, il a publié son ouvrage le plus célèbre "Ants, bees, and wasps" (Fourmis, abeilles et guêpes). Une autre version de la légende raconte qu'il aurait défendu la loi sur les jours fériés afin de permettre au plus grand nombres de pouvoir participer ou assister aux matchs de cricket, sport dont il était friand. Anglais jusqu'au bout des ongles !

A noter que plus tard il joua aussi un rôle déterminant dans le vote du Shops Hours Regulation Act qui limitait notamment à 78h le temps de travail hebdomadaire des ouvriers de moins de 18 ans. Ces RTT de l'époque furent une avancée sociale significative en Angleterre.

Membre de plus de 25 sociétés savantes, il était aussi un paléontologue de grande réputation. C'est par exemple lui qui a forgé les mots paléolithique et néolithique ! En reconnaissance de son engagement scientifique il fut diplômé à titre honorifique des universités d'Oxford, Cambridge, Edinburgh, Dublin, St Andrews et Wurzburg. Enfin en 1900, en récompense des services rendus à la patrie, il fut élevé au rang de pair du royaume et reçut le titre de baron d'Avebury dans le comté du Wiltshire. Une vie bien remplie en somme.

Les deux autres entomologistes amateurs dont je voudrais parler nous sont beaucoup plus familiers de ce côté de la manche.

Maeterlinck, le poète prix Nobel de littérature

maeterlinck Maurice Maeterlinck (1862-1949), prix Nobel en 1911, est un écrivain encore assez lu de nos jours que ce soit pour son recueil de poésie "Serres chaudes" (1889) dont les vers dérythmés ont influencé Guillaume Apollinaire, ou pour sa pièce de théâtre "Pelléas et Mélisande" (1893) mise en musique par Claude Debussy dans son opéra du même nom. Tout comme John Lubbock, à qui d'ailleurs il rend hommage dans son ouvrage sur la vie des abeilles, Maeterlinck se passionnait pour l'observation des insectes sociaux qu'il décrivait dans une langue étincelante. Des trois c'est sans doute celui qui parle le mieux des abeilles.

Camille flammarion, l'astronome

camille flammarion Camille flammarion (1842-1925) était le frère d'Ernest Flammarion (1846-1936), le fondateur de la librairie et des éditions Flammarion. C'était un astronome réputé, fondateur de la société astronomique de France. Spécialiste de Mars (dont un cratère a été baptisé à sa mémoire), il est à l'origine de la légende des martiens : en effet, il publie en 1892 "La planète Mars et ses conditions d'habitabilité", dans lequel il suggère que Mars posséde des canaux, des mers, et des martiens, émettant finalement l'hypothèse que la planète rouge serait peut-être habitée par "une race supérieure à la nôtre".

Mais Flammarion ne s'intéressait pas qu'aux petits gris ! En 1887, il publie ses "Contemplations scientifiques" dans lequel il consacre trois longs chapitres à la vie des insectes, des abeilles et des fourmis. Des corps célestes aux monde du jardin : "un brin d'herbe peut nos instruire aussi bien et mieux peut-être que toute l'histoire de l'humanité et de ses guerres depuis le premier Romulus jusqu'au dernier César". Rien que ça !

Socialisme et codex chrétien

Au-delà de leur amateurisme passionné, ces trois textes ont un autre point commun, un travers très fréquent des écrits de cette époque et qui les rend aussi très attachants. Les abeilles ou les fourmis intéressaient finalement assez peu ces auteurs. La description de leurs mœurs ne se suffit pas à elle-même. Elle est plutôt un prétexte à la réflexion philosophique ou morale, comme miroir de passions bien humaines ou de phantasmes de société parfaite. Et c'est là où les choses deviennent amusantes : les insectes comme allégorie du socialisme ou de la chrétienté !

Ainsi Flammarion y voit une image du socialisme parfait (entendez ici communisme) comme on peut le lire dans cet extrait de deux pages.

"La justice et l'équité y règnent mieux que (…) dans nos ministères. C'est un enseignement philosophique – et c'est un exemple de véritable socialisme. Ces petits êtres mettent en pratique le véritable socialisme, dirigent leurs actions dans un sentiment parfait de justice et savent conduire la division du travail pour le résultat le plus productif et le meilleur. (…) Tout y est ordonné, au moins aussi bien que dans la république de Platon, si ce n'est mieux (Camille Flammarion, 1906, Contemplations scientifiques, p.86-87, extrait intégral ici)

Une autre constante est la présence d'une morale d'inspiration religieuse chez ces auteurs. N'oublions pas que Flammarion fit ses études au séminaire de Langres et Maeterlinck chez les jésuites. Quand à Lubbock il a toujours appuyé son action politique sur une vision profondément chrétienne de la société. Ainsi, on trouve de nombreuses réflexions d'ordre religieux voire mystique dans leurs considérations entomologiques.

Ce n'est pas très surprenant en soit. Les hommes d'église ont souvent été fascinés par les insectes sociaux comme les fourmis ou, mieux encore, les abeilles : et pour causes, ces insectes leurs rappellent un peu leur condition : les ouvrières de ces colonies sont stériles et ne se reproduisent pas. Ils n'hésitent pas à y voir une allégorie de leurs vœux de chasteté au service de leur communauté. Il existe plusieurs exemples de cette fascination voulant calquer à toute force une vision religieuse sur des observations naturelles. Il se peut que cela ait déjà été fait, on pourrait consacrer un ouvrage sérieux sur ce thème. Je n'ai ni le temps ni le goût de m'y intéresser plus avant pourtant ces textes récents me font penser à un autre texte de ma bibliothèque.

sacramentaire Ma grand-mère, avec l'ironie et l'humour très sûr qui la caractérise, m'avait offert il y a quelques années un petit ouvrage étonnant, un texte publié à partir de la thèse de théologie soutenue en 1977 par l'abbé Joseph Décréaux. Il s'agit d'un commentaire extrêmement érudit du codex en latin dit du "Sacramentaire de Marmoutier à l'usage d'Autun" datant du IXe siècle (et dont on peut admirer les somptueuses enluminures à la bibliothèque d'Autun). On y trouve notamment une superbe "louange de l'abeille" dont l'abbé Décréaux donne une traduction tout à fait significative :

"L'Abeille surpasse les autres êtres animés soumis à l'homme. Elle est toute petite par l'exiguïté de son corps et pourtant elle cache dans son étroite poitrine des forces immenses. (…) O vraiment bienheureuses et admirables abeilles dont les mâles n'ont pas défloré le sexe, dont l'enfantement n'altère ni les fils ne détruisent la chasteté ! Ainsi la sainte vierge Marie a-t-elle conçu, vierge elle a enfanté et vierge elle est demeurée!"

On peut difficilement faire plus clair !

J'ai passé plusieurs années à travailler sur les abeilles et les fourmis. Pour varier les plaisirs, j'avais jusqu'à présent évité de parler de ma thématique de recherche sur le blog. Mais maintenant que je quitte définitivement le monde des insectes sociaux en prenant mes nouvelles fonctions à l'université de Dijon, il y a prescription. Et avec ce billet qui réunit l'Angleterre à la Bourgogne, j'effectue une dernière petite visite sentimentale chez les hyménoptères. So long, my dear friends!