Avoir un nouveau-né à demeure vous conduit à des pensées bizarres. Il y a quelques nuits, vers 4h du matin, je tentais en vain d'endormir le fruit de mes entrailles (qui va finir par se retrouver en vente sur ebay si elle n'arrête pas de pleurer). A bout de force et groggy de fatigue, je me suis mis à compter les moutons machinalement, pour moi-même. Mais le temps ne passait pas bien vite. Jusqu'à quel nombre devrais-je compter tout en berçant ma fille avant qu'elle ne s'endorme ? Inversement, combien de temps faudrait-il pour compter jusqu'à mille, dix mille, un million, un milliard ? La réponse n'est pas immédiate.

Les milliardaires du dimanche.

Dans les "petits mickeys" de mon enfance, l'oncle Picsou passait une partie de son temps enfermé dans son coffre-fort géant pour y compter sa fortune en pièces d'or. Imaginons qu'il possède un milliard de pièces. Les compter revient à les manipuler une à une : il faut donc effectuer un milliard de gestes. De même, un regard superficiel sur notre problème donne l'impression que compter de 1 à un milliard revient à enfiler un milliard de perles (simplement nommer ces nombres un à un), et donc prononcer un milliard de mots. Mettons que l'on prononce deux nombres par seconde, cette opération demanderait quand même près de 16 ans. Mais, cette estimation est fausse et très sous-évaluée.

compter Bien entendu un, deux, trois, quatre, cinq, … dix, onze, douze, treize se prononcent vite. Puis, très rapidement, les nombres prennent plus de temps : dix-huit, trente et un, quatre-vingt-quatorze, deux cent soixante-dix-neuf millions sept cent quatre-vingt-treize mille huit cent dix-sept, etc. Même si la paternité de la citation est douteuse (voir commentaire), on attribue à Woody Allen un somptueux aphorisme qui résume tout l'enjeu de ce billet : "L'éternité, c'est très long, surtout vers la fin" !

Ne serait-ce que sur les premières centaines, la vitesse de progression est assez irrégulière (voir graphe). Même si on se place à une échelle plus large (les centaines de millions par exemple), la progression apparaît plus lissée mais la courbe est encore nettement convexe : plus les nombres grossissent, plus il vous faut du temps. Bien sûr, pour estimer rapidement combien de temps il faut pour compter de un à un milliard, on peut se contenter d'estimer la longueur moyenne des nombres supérieurs au million (ils représentent plus de 99,9% du dénombrement). C'est une excellente approximation. Mais j'ai voulu affiner un peu l'estimation.

Pseudo-syllabes

J'ai donc bricolé un petit programme en C++ qui recense le nombre de syllabes dans ce dénombrement. Enfin quand je dis "syllabes, il serait plus juste de parler de "pseudo-syllabes". Faites l'expérience, quand vous comptez rapidement, vous prononcez plutôt soixant'treize (3 syllabes) que soixanteux-treize (quatre syllabes). Par acquis de conscience, j'ai aussi fait le calcul pour quelqu'un au parlé snob qui détacherait bien tous les mots. Et tant qu'à faire, j'ai aussi regardé ce que ça donnerait pour nos amis belges ou suisses avec leur savoureux septante, octante et nonante. Dans la tableau ci-dessous, la durée des énumérations pour ces différentes configurations :

débit soutenu très articulé belge/suisse
10056 s 69s 53 s
1 00015,4 min 17,7 min 15,0 min
10 0003,6 h 4,0 h 3,5 h
100 00047,0 h 54,6 h 45,7 h
1 000 00024,0 j 27,1 j 23,4 j
1 milliard107,1 an 119,9 an 104,8 an

J'ai calé la vitesse de prononciation sur le débit moyen de plusieurs cobayes à qui j'ai demandé de compter jusqu'à cent de manière soutenue mais articulée et sans perdre leur souffle (comme si le comptage devait durer bien plus longtemps). En moyenne, il faut 56 secondes pour compter jusqu'à cent (faites l'expérience), soit un débit de 4,55 syllabes par seconde. Essayez de prononcer les nombres en même temps qu'ils s'affichent à l'écran, vous devriez le faire à peu près à la même vitesse. Sauf si vous êtes bègue ou commentateur hippique.

Même si mon code n'est pas optimisé, chaque dénombrement de 1 à un milliard demande un certain temps : une trentaine de minutes de calcul sur ma bécane ! (Pour les geeks qui voudraient jeter un œil sur le code, c'est ici)

compter Enfin, j'ai pu préparer le petit programme en flash en tête de billet qui compte pour vous. Au départ, je pensais la tâche assez facile. Mais cette simple animation m'a quand même demandé pas mal de boulot. Ne serait-ce que pour estimer rapidement où en est l'énumération et pour afficher le décompte en toute lettre correctement et à la bonne vitesse. L'orthographe de l'affichage ne tient pas compte de la proposition de rectifications orthographiques du rapport du conseil supérieur de la langue française qui propose de lier désormais par un trait d'union tous les numéraux formant un nombre complexe (six-mille-cinq-cent-trente-sept). Je suis resté vieille école. Les profs de français me pardonneront.

Depuis votre naissance

J'ai fait démarrer le comptage au 14 avril 2007 à 20h10, heure de naissance de ma fille (puisque c'est elle qui m'a inspiré l'idée initiale, rendons à César…). Franchement, le nombre atteint n'est pas très grand.

Imaginez que vous ayez compté à haute-voix depuis votre naissance ? A combien en serions-vous ? Si la question vous amuse, vous pouvez cliquer sur la petite main en dessous des nombres énoncés par le programme (en tête de ce billet). Vous pourrez alors modifier certains paramètres du programme comme la date, le nombre de début du comptage ou la vitesse de prononciation.

Opalka

opalka Je dois aussi reconnaître que ce programme est un hommage à Roman Opalka, un artiste polonais à l'œuvre aussi singulière que puissante, obsédée par le passage du temps. Depuis plus de quarante ans, il peint méticuleusement ce qu'il appelle les "Détails" : une énumération commencée à partir de 1 en 1965. Il espère atteindre le nombre 7 777 777 avant sa mort. Chaque nombre est aussi prononcé à haute-voix et en polonais au moment où il est peint. Depuis qu'il a atteint un million en 1972, il ajoute 1 % de blanc au fond gris de ses toiles si bien que maintenant, une fois secs, les chiffres blancs ne se distinguent plus du fond blanc de la toile.

opalka Il y aurait de quoi faire un billet complet sur le travail réellement émouvant de cet artiste souvent mal compris. Pour ceux que son œuvre intéresse, j'ai rassemblé trois articles le concernant dont une passionnante interview publiée dans Libération en 2004. Vous pouvez aussi lire ce billet de Virginie Luc ou visiter ce site bien documenté sur son travail mais plus mis à jour depuis un moment.

Enfin, pour terminer ce petit tour d'horizon, n'oublions pas ce doux benêt australien qui a mis 16 ans pour taper à la machine les nombres de 1 à un million en lettre. Nettement moins conceptuel que l'œuvre de Roman Opalka, mais pas plus ridicule que ma machine à compter (le temps).