Les dictionnaires et encyclopédies gardent bien la trace d'une évolution en deux temps :

Première période : les dents viennent à l'enfant

L'article sur les dents du Thresor de la langue francoyse de Jean Nicot (1606) est parfaitement clair en français comme en latin :

"Les dens viennent, Nascuntur dentes, Oriuntur dentes"

Les dents naissent (de nascor, naître, venir au monde, pousser, croître, ou de orior, naître, surgir, paraître). Quelques années plus tard, la première édition du dictionnaire de l'Académie française dédié au Roi (1694) précise :

"Les dents lui viennent. On dit ordinairement, que la pluspart des enfans meurent aux dents, pour dire, qu'ils meurent quand les dents leur viennent."

Et le dictionnaire universel de francois et latin (1721) complète :

"On dit que les dents pèrcent à un enfant quand elles lui viennent, qu'elles commencent à paroître, parce qu'alors elles pèrcent la chair ou la peau des gencives et sortent dehors. Les enfants sont malades, & ont de la fièvre, quand les dents leur pèrcent"

Dans son Histoire naturelle (1749), Buffon donne lui aussi une description saisissante de la venue de ces dents et avec quel style ! Alors que nous venons de fêter le tricentenaire de sa naissance, Buffon est toujours d'une modernité étonnante[1]. A la même époque, les articles "dents" et "dentition" de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (tome IV, 1754, p.834-848) sont quant à eux absolument alarmistes sur les dangers de la venue des dents difficiles et des "convulsions opiniâtres" qu'elle occasionne :

"Vers le septieme ou le huitieme mois après la naissance, les dens percent le bord de la mâchoire, déchirent le périoste & la gencive, qui étant fort sensibles, occasionnent une violente douleur & d'autres symptomes qui surviennent aux enfans dans le tems de la naissance des dents. (…) Cette sortie des dents est presque toûjours accompagnée de douleurs, à cause du sentiment très délicat dont sont doiiées les gencives qui recouvrent l’alvéole, & qui doivent par conséquent être percées, déchirées, pour leur donner issue : c'est pourquoi la sage nature a établi qu'elles ne poussent pas toutes à la fois, pour éviter la trop vive douleur que causeroit infailliblement la déchirure des gencives dans toute l'étendue des mâchoires, & les symptomes violents & mortels qui auroient pû s'ensuivre. (...) Il survient des inflammations dans la bouche, des insomnies, des inquiétudes, des frayeurs, des tourmens, des coliques : la fievre se met de la partie ; elle est accompagnée de dégoûts, de vomissemens, de flux de ventre avec des déjections verdâtres, de constipation, quelquefois de convulsions, d’acces épileptiques, & de plusieurs autres fâcheux symptomes. (…) Aucune maladie n'expose les enfans à tant & à de si fâcheux accidens, & assez souvent ils périssent après avoir souffert longtems."

Plus loin, la description des remèdes contre ces douleurs est elle-même très savoureuse (voir l'extrait plus complet). Les recettes à base de moelle de veau, de cerveau de lièvre ou d'yeux d'écrevisses sont à peine moins ridicules et superstitieuses que le collier en ambre que l'on vante aujourd'hui. Encore si le bébé pouvait mâchouiller les perles dures, on pourrait comprendre mais avec ces colliers ras-du-coup…

Deuxième époque : l'enfant fait ses dents

Le virage s'opère au début du XIXe siècle. L'expression "faire ses dents" est encore absente de la cinquième édition du dictionnaire de L'Académie française (1798) mais elle y figure en en bonne place dans la sixième édition (1832-5), c'est à dire l'édition contemporaine du dictionnaire du langage vicieux. L'expression s'installe alors. Ainsi le dictionnaire national ou dictionnaire universel de la langue française de Louis-Nicolas Bescherelle (1856) :

"Dent qui percent à un enfant. Enfant qui fait ses dents."

Avec l'apparition de ses dents (fussent-elles encore "de lait"), l'enfant s'achemine vers une autonomie alimentaire et les plaisirs de la mastication d'aliments solides et non plus seulement des bouillies prémâchées par ses parents. La dimension symbolique du glissement sémantique est elle-même remarquable : l'enfant n'est plus le spectateur passif des transformations que la nature lui impose (les dents lui viennent) ; il devient responsable de son corps et acteur de son destin. Définitivement, il fait ses dents !

Notes

[1] A l'occasion du tricentenaire de sa naissance, la collection de la Pléiade vient d'ailleurs d'éditer un épais volume consacré à Buffon et présentant une très belle collection de textes choisis et illustrés.