Du botox pour les crocodiles ? Tout est parti d'une question que se posait le neurologue Malcolm Shaner (Université de Californie, Los-Angeles) alors qu'il préparait une conférence sur un syndrome relativement rare. En effet, pleurer en mangeant n'est pas le propre des crocodiles ; ces larmes affectent un autre grand prédateur cynique : l'homme, encore que chez notre espèce ces pleurs en mangeant sont rarissimes et clairement pathologiques. Ils sont associés à une complication d'une paralysie faciale (Bell's palsy) ou de certaines fractures de la face à proximité des ganglions lacrymaux : les malades pleurent eux aussi en mangeant. C'est le syndrome des larmes de crocodiles (CTS pour crocodile tears syndrome ou syndrome de Bogorad, du nom d'un médecin russe dont nous reparlerons plus loin). Ces troubles nerveux sont parfois convenablement traités au moyen d'injection de toxine botulique, la célèbre neuro-toxine utilisée (sous le nom de botox) en injections locales à faible dose pour provoquer des paralysies musculaires ciblées et ainsi atténuer temporairement les rides des stars (et leur peau de vieux crocodile justement).

Pour les besoins de sa conférence, le professeur Shaner a donc voulu vérifier si la légende colportée partout à propos des larmes de crocodiles reposait sur une quelconque base biologique. Il s'est donc adressé à Kent Vliet, un zoologiste de l'université de Floride, spécialiste de la biologie des crocodiles. Leur analyse de la littérature scientifique ou populaire sur la question est surprenante. Ils viennent de publier un passionnant article à la fois historique et expérimental sur la question.

Johannes Mandeville Un manuscrit du XIVe siècle. Bien qu'il semble exister quelques références plus anciennes, l'image populaire du crocodile versant des larmes hypocrites sur la mort de ses proies ne s'est vraiment répandue en Europe qu'à la suite de la publication du Livre des merveilles du monde du chevalier errant et explorateur liégeois Jehan de Mandeville (?-1372, portrait ci-contre). Il s'agit d'une importante collection de manuscrits probablement rédigés autour de 1355 en français anglo-normand (ancienne langue parlée à la cour des rois d'Angleterre : "La Reyne le veult") à partir de sources disparates. Pour une analyse érudite de cet ouvrage, je vous renvoie à cet article. Jehan de Mandeville se disait chevalier anglais et son œuvre fût rapidement traduite outre Manche. On peut trouver une version en latin et en ancien anglais du Livre des merveilles du monde sur cette page ou une traduction anglaise moderne (elle-même basée sur la traduction des manuscrits originaux datant de 1371) sur cette page de l'excellent projet Gutemberg. Au chapitre XXXI, on trouve cette citation (dont je propose une traduction plus loin) :

crocodile

"In that contre and be all Ynde, ben gret plentee of cokodrilles, that is the maner of a longe serpent, as I haye seyd before. And in the nyght, thei dwellen in the watir, and on the day, upon the lond, in roches and caves. And thei ete no mete in all the wynter: but thei lyzn as in a drem, as don the serpentes. Theise serpentes slen men, and thei eten hem wepynge: and whan thei eten, thei meven the over Jowe, and noughte the nether Jowe; and thei have no Tonge." (source)

"In that country and by all Ind be great plenty of cockodrills, that is a manner of a long serpent, as I have said before. And in the night they dwell in the water, and on the day upon the land, in rocks and in caves. And they eat no meat in all the winter, but they lie as in a dream, as do the serpents. These serpents slay men, and they eat them weeping; and when they eat they move the over jaw, and not the nether jaw, and they have no tongue." (source)

crocodile

"En cette contrée et dans toute l'Ind[1] se trouvait grande profusion de cocodrilles[2], une manière de long serpent, comme je l'ai expliqué plus haut. Et ils demeurent la nuit dans l'eau, et le jour sur la terre ou dans des grottes. Et ils ne mangent aucune viande de tout l'hiver mais au contraire, ils s'étendent rêveurs comme le font les serpents. Ces serpents s'attaquent aux hommes, et les dévorent en pleurant. Et alors qu'ils mangent, seule bouge leur mâchoire supérieure et jamais celle inférieure, et ils sont dépourvus de langue."

"Theise serpentes slen men, and thei eten hem wepynge", la légende commence avec cette seule phrase. Pourtant, il est à peu près avéré que Mandeville n'a pas poussé son voyage jusqu'en Inde où il situe son compte-rendu sur la biologie des crocodiles. Les chercheurs s'accordent aujourd'hui sur l'origine composite de son texte : Mandeville n'est probablement l'auteur direct que d'une toute petite partie des observations rapportées dans son livre. Beaucoup de passages sont plagiés ou entièrement recopiés sur les comptes-rendus de voyages d'autres explorateurs. Et comme tous les textes de cette époque[3], certains commentaires géographiques ou naturalistes sont remarquables de précision et de pertinence, mais elles sont noyées dans un fatras d'observations de seconde main, imaginaires ou fantastiques. La remarque de Mandeville sur les larmes de crocodiles était donc à prendre avec des pincettes (des pinces-crocodiles ?).

othelloPourtant, le mythe des larmes de crocodiles s'est peu à peu imposé. On trouve de très nombreuses références littéraires aux crocodiles et à leurs larmes hypocrites comme chez Shakespeare dans Othello (1604), acte 4, sc. 1 :

O devil, devil!
If that the earth could teem with woman's tears,
Each drop she falls would prove a crocodile.

"O démon, démon !
Si les pleurs d'une femme pouvaient féconder la terre,
chaque larme qu'elle laisse tomber ferait un crocodile."
(Traduction de François-Victor Hugo)

crocodile La controverse. Mais au début de XVIIIe siècle, un médecin suisse, Johann Scheuchzer remarque l'extrême pauvreté des preuves de l'existence de telles larmes. En 1927, un scientifique anglais, John G Johnson, publie à la Royal Society de Londres une étude comparée des plusieurs reptiles sur la base d'examens ophtalmologiques. Il note au passage que l'application d'oignon sur l'œil sec des crocodiles ne les fait aucunement pleurer. Les cuisiniers le savent bien : certaines molécules produites par les oignons (comme les sulfates d'allyles ou l'oxyde de thiopropanthial) sont remarquablement lacrymogènes. Donc si les crocodiles ne pleurent pas quand on leur tartine l'œil d'oignon frais, c'est que définitivement ils ne peuvent pas pleurer. Le raisonnement est un peu simpliste mais il convainc à l'époque. La controverse commence à naitre.

fxdm Cerveau reptilien. Si le mythe des larmes de crocodiles est resté extrêmement vivace, c'est aussi à cause du fameux syndrome de Bogorad, du nom du médecin russe qui l'a décrit pour la première fois en 1928. A cette époque, ces observations s'accordaient bien avec une théorie biologique (largement obsolète) selon laquelle "l'ontogénie résume la phylogénie" (E.H. Haeckel, 1866) : chaque animal porterait en lui (lors de son développement embryonnaire ou plus généralement dans son plan d'organisation) les vestiges de son histoire évolutive. D'où la croyance (ridicule aujourd'hui à la lumière de nos connaissances en biologie évolutive) en un "cerveau reptilien", vestige de notre supposé passé reptilien, qui contrôlerait nos instincts les plus primitifs… L'image était trop belle. Bogorad suggéra que le syndrome des larmes de crocodile lors de la mastication était la signature neurologique (un parareflexe) de notre passé reptilien qui ressurgirait à l'occasion d'un traumatisme accidentel.

larmes de crocodiles L'avis des crocodiles. Notre neurologue, Malcolm Shaner, est donc allé poser directement la question aux crocodiles de Kent Vliet : sous l'œil des caméras, ceux-ci se sont bel et bien mis à pleurer au moment de la mastication des repas. Pas des grosses larmes bien sûr : le plus souvent une légère humidité aux commissures des yeux, parfois quelques bulles de mucus comme sur la photo ci-contre : de véritables larmes de crocodiles ! La légende du moyen-âge disait donc vraie !

Reste l'explication anatomique ou physiologique de ce phénomène. Même si l'hypothèse purement neurologique (le parareflexe) n'est pas complètement exclue, il est possible que ces larmes soient simplement le résultat du passage de la nourriture au niveau de la trachée qui comprimerait les glandes lacrymale et en expulserait le mucus.

A l'heure de finir ce billet, on m'appelle pour passer à table. Et croyez-moi il n'y a pas que le gavial qui pleure de joie à l'idée de manger les lasagnes de mon épouse…

Notes

[1] Les noms Hind ou al-Hind (pour désigner approximativement la région de l'Inde actuelle) étaient utilisés par les perses et les arabes du Ve au XIIe siècle. Hind dérive probablement de la prononciation havestique de Sind, une région au sud-est du Pakistan (source : names of India).

[2] Le mot crocodile dérive du grec krokodilos (probablement de krokê, le galet, et de drilos, vert) qui désignait les lézards puis par extension les crocodiles du Nil. En français, plusieurs formes ont co-existé pendant plusieurs siècles jusqu'au début du XXe siècle : cocodrille, cocodrile, crocodelle, etc. (source : TLF).

[3] Feuilletez par exemple ce superbe exemplaire illustré du "De aquatilibus" (1553) de Pierre Belon : les monstres marins (et autres moines de mer) y côtoient de belles observations naturalistes