oscillo Le papier qu'ils ont publié récemment dans le British Medical Journal est assez inhabituel pour ce genre de revue scientifique. Les chercheurs ont décortiqué les scénarios des nombreuses séries télévisées (soap operas) diffusées entre 1995 et 2005 et ont comptabilisé les cas de coma et le devenir des patients. Leur enquête a été un peu compliquée par le fait que les scénaristes de séries à rallonge se désintéressent parfois de certains personnages secondaires. Ainsi, il arrive qu'on ne sache pas ce qu'il advient d'un patient dans le coma dont le sort est jugé finalement peu intéressant par les producteurs. Mais pour la très grande majorité des patients, les spectateurs ont pu suivre le coma des patients. Les chiffres sont alors ahurissants. On est pas loin du mythe de la belle au bois dormant restant des années et des années dans un sommeil profond, avant de se réveiller fraîche comme une rose au baiser du prince charmant.

bloc opératoire Dans ses séries, seulement 5% des patients dans le coma finissent par mourir alors qu'en réalité ce chiffre dépasse les 63% (et même beaucoup plus dans le cas des comas prolongés). L'écart entre réalité et fiction est encore plus grand quand on regarde les séquelles de ces comas. Dans la réalité moins de 10% des patients qui sortent du coma se remettent sans séquelles graves. Et encore leur convalescence prend plusieurs mois et implique un travail de rééducation très lourd. Au contraire, dans les séries, 86% des patients sortant du coma ont récupéré l'intégralité de leur capacités dès les premières heures qui ont suivis le réveil. Et tous ont finalement repris une activité normale (vie de famille, travail intense) comme si rien ne s'était passé !

La question est nettement moins futile qu'il n'y paraît. En effet, nous avons beaucoup moins souvent affaire aux médecins que nous ne sommes exposés aux récits qu'en font la télévision ou le cinéma. Et finalement, ces représentations dramatiques se substituent à la réalité médicale. Or quand un coma se prolonge, les médecins et la famille doivent décider si le patient devrait être maintenu en vie ou si au contraire il y a acharnement thérapeutique. Cette décision est toujours très difficile à prendre. Et la tâche des médecins est largement compliquée par l'espoir mensonger entretenu par la télévision et le cinéma.

Bien sur on pourrait objecter que ce n'est que de la fiction (du "cinéma"), que les téléspectateurs le savent et qu'ils sont capables de faire la part des choses. Pourtant ces fictions façonnent profondément notre perception de la réalité. Vous voulez quelques exemples ?

petit lieutenant Ces distorsions de la réalité se retrouvent partout. Imaginez que vous soyez réveillés à l'aube par un lieutenant de police demandant à perquisitionner chez vous. Je suis sûr que beaucoup d'entre nous exigeraient spontanément de voir son mandat. Un grand classique dans la police. A force de regarder les films américains, on finit par se convaincre que ces mandats font partie de la procédure légale française. Pourtant le "mandat de perquisition" n'existe pas chez nous ! En France, l'équivalent pourrait être une "commission rogatoire" mais elles est en générale plus difficile à obtenir que les mandats américains (à moins d'avoir une suspicion de flagrant délit).

sherlock Un autre exemple du pouvoir de persuasion de la télé me plait beaucoup. Encore qu'il s'agisse d'une forme particulière de distorsion de la réalité, une réalité simplifiée, littéraire. Si je vous dis "élémentaire mon cher Watson !", vous pensez immédiatement à un détective muni d'un forte loupe, portant une casquette de chasse (deerstalker) et fumant une grosse pipe calebasse. Pourtant, il ne s'agit que de clichés popularisés par les premiers films et la télévision. A aucun moment dans les romans d'Arthur Conan Doyle, il n'est fait mention de cette pipe ou de cette casquette. Mieux encore, le slogan "élémentaire, mon cher Watson" n'y figure nulle part ! La télévision et le cinéma, grands créateurs de mythes.

Finalement, ces mises en scène des comas ou des enquêtes policières par la télévision pourraient presque prêter à sourire. Pourtant, au-delà de l'anecdote, elles sont symptomatiques du fossé qui sépare la réalité de sa représentation dans les fictions télévisées. Je ne vais pas jouer au sociologue au petit pied. Beaucoup d'études très sérieuses ont déjà été publiées sur la manière dont la télévision façonne notre vision du monde. Mais alors pourquoi ne nous inquiétons-nous pas davantage de la représentation de la diversité française sur nos chaînes : les femmes, les noirs ou les présentateurs d'origines maghrébines y sont scandaleusement sous-représentés (et presque toujours cantonnés aux sports ou aux divertissements). La France serait-elle machiste et raciste ? Allons donc ! C'est juste la zapette qui débloque. La télé est en coma dépassé depuis longtemps…