Cette idée m’est venue en utilisant un petit GPS de randonnée qui enregistre le trajet parcouru lors d’une ballade et forme parfois d'assez jolies boucles. Ne pourrait-on pas, en se promenant, dessiner une immense figure géométrique, le plus grand dessin du monde ? A première vue, ces triangles équilatéraux ne paraissent pas bien difficiles à recenser. Il suffit d’examiner un à un tous les triplets de villes possibles et de comparer la longueur de leurs arrêtes pour identifier tous les triangles. La question est pourtant beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Aussi enfantine qu’elle puisse paraître, cette recherche pose de nombreux problèmes.

Géométrie sphérique

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Une monstruosité euclidienne : un triangle sphérique entre deux points situés sur l’équateur et un point au pôle possède deux angles rectangles

Le premier problème est lié à la rotondité de la terre. Toute la géométrie classique que l’on apprend au collège est une géométrie dite plane (ou euclidienne). Mais il existe d’autres géométries aux propriétés étonnantes. En géométrie sphérique notamment (c'est-à-dire quand on dessine sur la surface d’une sphère), un bête triangle peut être assez difficile à dessiner. On peut parfaitement construire des triangles avec deux angles rectangles ou dont la somme des angles est supérieure à 180° (cliquez sur l'image ci-contre)

Orthodromie et projections gnomoniques

Même en géométrie sphérique, un triangle comporte trois sommets reliés par trois arrêtes. Une arrête représente le trajet ‘’le plus court’’ entre deux sommets. Rien de plus simple en apparence. Mais attention, le calcul du trajet le plus court entre deux points du globe (le trajet « à vol d’oiseau ») demande un tout petit peu de soin. Prenons l’exemple illustré par la carte ci-dessous : vous avez le choix entre deux routes pour vous rendre de Paris à Los-Angeles. Quel est le trajet le plus court, la route rouge ou la bleue ?

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Planisphère en projection de Mercator : la ligne bleue garde toujours le même cap à la boussole, elle coupe tous les méridiens avec le même angle. C'est la route la plus facile à suivre avec une boussole. Mais est-ce la plus courte ?

Vous vous doutez bien que si l’on vous pose la question, c’est qu’il y a un piège. En géométrie sphérique, la ligne droite n’est pas toujours le plus court chemin entre deux points ! Pour vous en convaincre, allez cherchez un globe terrestre (un de ces globes en plastique munis d’une ampoule électrique que l’on allume pour en faire ressortir les frontières et que l’on offre aux jeunes garçons pour les initier aux joies de la géographie). Essayez de tendre un fil entre les deux villes. Il suit exactement le trajet rouge qui passe très au nord et survole le Groenland (cliquez sur la carte ci-dessous).

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Projection orthographique. Le trajet rouge (trajet orthodrome) est bien le plus court ! La route bleue qui garde un cap constant par rapport au pôle nord (trajet loxodrome ou rhumb line en anglais) est beaucoup plus long...

Pour comprendre ce résultat paradoxal, il faut se souvenir que les cartes géographiques sont toutes fausses par définition puisqu’il est impossible de projeter correctement une surface sphérique sur un plan en deux dimensions : vous déformez soit les directions, soit les surfaces, les distances ou les angles. Essayez, par exemple, d’étaler la peau d’une mandarine que vous auriez pelée précautionneusement : vous ne pourrez pas l’aplatir sans l’étirer ou la déchirer à de multiples endroits.

Plusieurs représentations planes du globe nous sont pourtant familières. Une des plus célèbres est la projection de Mercator, du nom du mathématicien flamand du XVIe siècle qui l’a inventée. Elle présente l’avantage considérable de conserver les directions : les latitudes sont représentées par des droites parallèles et sont toutes perpendiculaires aux méridiens. Il est donc assez facile d’y repérer sa route à l’aide d’une boussole et d’un sextant : il suffit de bien garder le cap à la boussole et votre trajet coupera tous les méridiens avec un angle constant. C’est ce que fait la route bleue ci-dessus. Avec cette projection, une ligne droite (Rhumb line en anglais) nous parait être la route la plus courte entre deux points du globe. Mais c’est une illusion ! Il n’y a aucune raison que la route la plus courte conserve systématiquement un angle constant par rapport au nord. En outre, si la projection de Mercator est assez bonne au niveau de l’équateur, elle déforme considérablement les surfaces quand on s’approche des pôles. Les territoires nous paraissent alors beaucoup trop étirés.

Les marins ou aviateurs qui cherchent à faire le voyage le plus direct possible n’utilisent pas la projection de Mercator. En terme technique, ils recherchent le trajet orthodrome : la distance la plus courte à la surface d’une sphère (le trajet « à vol d’oiseaux ») est nécessairement portée par le plan coupant cette sphère en deux hémisphères égauxLe trajet orthordome correspond à la distance minimale théorique mais en pratique les navigateurs doivent aussi jouer avec les courants et vents porteurs. Les aviateurs doivent en outre calculer leur route en tenant compte de la force de coriolis, certes négligeable quand il s’agit de vider un évier, mais très importante lors des trajets en altitude en avion à réaction.. Les anglo-saxons parlent eux de « great-circle distance ». Il existe plusieurs équations classiques pour calculer cette distance minimale et définir son trajet si la question vous intéresse, je vous recommande cette page web (en anglais), vraiment très précise et pédagogique sur un sujet quand même un peu technique.. Si on cherche ensuite à représenter cette distance sur un planisphère, elle apparaît presque toujours courbée (exemple : la courbe rouge entre Paris et Los-Angeles sur le projection de Mercator ci-dessus).

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Comparaison de deux projections de la France : la projection de Mercator (bleu) et la projection gnomonique (orange).

Il existe pourtant une projection qui conserve les directions (mais déforme les surfaces), la projection gnomonique : quand on trace une droite sur ce genre de carte, elle correspond vraiment au trajet orthodrome, c'est-à-dire au trajet le plus court. Ces cartes à projection gnomonique vont nous être extrêmement utiles pour représenter les figures géométriques vraies, triangles ou carrés sans arrêtes bombées. Nous savons donc maintenant calculer la distance à vol d’oiseau entre deux points, et nous savons dessiner ce trajet orthodrome sur une carte. Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Définition d’un triangle équilatéral

Un triangle parfaitement équilatéral est une notion abstraite qui n’existe qu’en géométrie pure. Les distances entre trois villes ne peuvent pas être rigoureusement identiques. C’est pourquoi il nous faut définir un seuil de tolérance, une précision minimale pour pouvoir parler de triangle équilatéral. J’ai retenu la précision de 0.1% (la différence entre le plus petit et le plus grand côté ne doit pas dépasser 0.1% de cette distance) parce qu’une erreur aussi faible est indétectable à l’œil. Des quatre triangles ci-dessous (cliquez sur l’image pour l’agrandir), seul celui de gauche est équilatéral. Les trois autres dévient de cette forme idéale avec une erreur allant jusqu’à 5%. On perçoit que le triangle le moins rigoureux (à droite, précis à 5% près) est un peu bancal.

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Seul le triangle de gauche est rigoureusement équilatéral. Les trois autres dévient de cette forme avec une erreur allant jusqu’à 5%

Une erreur de 0.1% sur un triangle de 300 km de côté ne correspond qu’à une différence de 300 mètres entre le plus grand et le plus petit côté, c'est-à-dire vraiment l’épaisseur du trait puisqu’une ville de plusieurs milliers d’habitants s’étend toujours sur plusieurs centaines de mètres… Mais par curiosité, j’ai aussi regardé ce qu’il se passerait avec une précision paranoïaque de 0.01% ou une définition plus laxiste (1% ou 5%).

Données géographiques

Maintenant que nous savons identifier les triangles équilatéraux sur une surface sphérique, il ne reste plus qu’à déterminer la liste des sommets à prendre en compte. On peut dessiner une infinité de triangles équilatéraux ayant leurs sommets en France mais il n’en existe qu’un nombre limité dont les trois sommets correspondent à des villes. Se pose alors le problème du choix des villes à retenir. J’aurais pu utiliser un critère basé sur la population minimale (les 117 villes de plus de 50 000 habitants par exemple). J’ai préféré travailler sur les 500 plus grandes villes de France. Plus on augmente le nombre de villes, plus il y a de triangles potentiels à envisager et donc plus on devrait trouver de triangles équilatéraux. Comme pour l’influence de la précision de la forme, j’ai aussi exploré l’effet de ce paramètre arbitraire en allant jusqu’à prendre en compte les 1000 plus grandes villes de France.

Pourquoi s’arrêter aux villes françaises ? J’ai aussi pris en compte les 1000 plus grandes villes européennes. De même, pour le France et l’Europe, j’ai compliqué un peu l’analyse en recherchant, non plus seulement les triangles, mais aussi les carrés. Comme pour les triangles, il s’agissait de vérifier l’égalité de la longueur des arrêtes. Il fallait en outre s’assurer de l’égalité des angles internes de tous les quadrilatères potentiels, mais ce n’était qu’une petite complication supplémentaire.

Pour établir la liste des villes, leur population et leurs coordonnés géographiques, j’ai utilisé les données de maps, le package de cartographie de R. C’est d'ailleurs ce langage qui m’a servi pour le dessin de toutes les cartes de ce billet et pour la programmation de tous les algorithmes de calcul des distances et de recherche systématique des formes.

Calculabilité

Vouloir prendre en compte tous les bourgs, villages, hameaux et lieux-dits est presque impossible avec un algorithme d’analyse systématique de tous les polygones possibles en force brute. Multiplier par deux le nombre de villes, multiplie par plus de 16 le nombre de polygones à envisager : le temps de calcul explose rapidement ! Avec 100 villes, on peut dessiner 161 700 triangles différents et 3.98 millions de quadrilatères. Avec 500 villes, il faut examiner 20.7 millions de triangles et 2.6 milliards de quadrilatères. Imaginons que nous ne nous intéressions qu’aux 1000 plus grandes villes européennes (ce qui n’est pas beaucoup : seules 69 villes française figurent dans cette liste, les deux plus petites étant Quimper et Levallois-Perret). Il faudrait alors examiner plus de 166 millions de triangles et plus de 41 milliards de quadrilatères. Avec mon ordinateur personnel (qui est loin d’être une trottinette), j’ai estimé qu’il me faudrait plus de deux mois de calcul ! On devrait pouvoir gagner beaucoup de temps en optimisant très sérieusement mon algorithme de recherche des polygones ou en le recodant dans un langage compilé (comme le C++, plus efficace que le R pour les gros calculs) mais je ne suis pas sûr que le jeu en vaille réellement la chandelle. S’il y a des amateurs…

En conclusion, j’ai donc pu rechercher systématiquement tous les triangles entre les 1000 plus grandes villes de France ou d’Europe. Mais je n’ai travaillé qu’avec les 100 plus grandes pour les carrés. Et même 100 villes demandent déjà près d’une heure de calcul...

Triangles et carrés

En tolérant une erreur maximale de 0.1%, on peut dessiner 17 triangles entre les 500 plus grandes villes Française, et 10 triangles entre les 500 plus grandes villes européennes (dont le triangle Limoges-Liverpool-Göttingen).

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Les villes prises en compte sont dessinées avec un point grisé. Projection gnomonique : les lignes droites correspondent réellement aux parcours les plus courts (trajet orthodrome)
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Les villes prises en compte sont dessinées avec un point grisé. Projection gnomonique : les lignes droites correspondent réellement aux parcours les plus courts (trajet orthodrome)

Pour dessiner des carrés, comme nous prenons en compte moins de villes, il faut tolérer une précision moins grande. Ils sont alors moins parfaits que les triangles mais avec les 100 plus grandes villes et une précision de 5%, j’ai quand même trouvé 4 carrés en France et 11 en Europe (dont le carré Lyon-Manchester-Göteborg-Brno).

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Les villes prises en compte sont dessinées avec un point grisé. Projection gnomonique : les lignes droites correspondent réellement aux parcours les plus courts (trajet orthodrome)
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Les villes prises en compte sont dessinées avec un point grisé. Projection gnomonique : les lignes droites correspondent réellement aux parcours les plus courts (trajet orthodrome)

Analyse de sensibilité

Comme prévu, plus on augmente le nombre de villes ou plus on est laxiste sur la précision de la forme, plus on trouve de triangles équilatéraux (Figure ci-dessous à gauche). En revanche, passée une zone de turbulence correspondant au faible nombre de formes trouvées, la proportion se stabilise assez vite autour d’un triangle équilatéral pour 10 000 triplets de villes avec une précision de 1%, ou un peu moins de un pour un million de triplets avec une précision de 0.1 % (Figure ci-dessous à droite). Pour les carrés, on retrouve le même patron mais ces formes sont plus rares.

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Analyse de sensibilité. A gauche : plus on augmente le nombre de villes, ou plus on est laxiste sur la précision de la forme, plus on trouve de triangles équilatéraux. A droite : la proportion de triangles équilatéraux se stabilise vite.

Il s’agit donc non seulement d’un jeu inutile mais aussi d’une recherche sans fin pour peu que l’on soit un peu maniaque et que l’on dispose d’une importante puissance de calcul. Et puis pourquoi ne pas partir aussi à la recherche d’un cercle parfait ou d’une ligne droite passant par le plus grand nombre de villes ?

Le plus grand dessin du monde

Certains physiciens s’amusent à réaliser le plus petit dessin du monde en contrôlant la position d’atomes. Pourquoi ne pas envisager le plus grand dessin du monde : un immense voyage en Europe le long d’un triangle équilatéral, un projet collaboratif regroupant le plus possible de prises de vue de paysage définie par les coordonnées GPS du triangle mystique dont je parlais en introduction de ce billet ? Un projet de voyage pas plus futile qu’un autre finalement. Avec un vague alibi mathématique en prime, ce qui ne gâche rien...