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L'appareil illustré ci-contre et en tête de billet est le photo-revolver de poche fabriqué par Enjalbert, Paris, à partir de 1882. Il était présenté dans le second supplément des Merveilles de la Science de Louis Figuier (1891) avec ce texte d'accompagnement :

"Le photo-revolver se porte dans la poche ou dans un étui à courroie. Dans le canon est un objectif, et neuf châssis, contenant des glaces de 4 centimètres de surface, qui peuvent venir successivement s'impressionner au fond du canon. L'objectif est aplanétique, c'est-à-dire reproduit tous les objets placés à plus de 5 ou 6 pas avec une égale netteté, de sorte que la mise au point est inutile. Par la dimension considérable de ses lentilles, par rapport aux glaces, l'objectif donne assez de lumière pour produire des épreuves instantanées, et son champ pour que l'image se trouve au centre, sans qu'il soit nécessaire de viser bien juste. L'obturateur est réglé par un mouvement d'horlogerie ; pour faire une épreuve il suffit de tourner le barillet et de presser la détente." (Louis Figuier, 1891 [1])

Pourtant le photo-revolver n'est pas le premier appareil de ce genre hybride. Le véritable ancêtre des armes photographiques est sans doute le superbe "revolver camera'' breveté par Thompson et fabriqué vers 1862 par A. Briois, chimiste parisien et membre de la Société française de photographie (SFP). De belle construction, il pouvait prendre jusqu'à quatre photos sur des petites plaques de verre circulaires d'un diamètre de 23 mm. La technique du collodion humide, encore très en vogue à l'époque, était certes fastidieuse mais permettait d'obtenir des images d'une très grande finesse ce qui était précieux compte tenu de la très faible surface sensible.

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Thompson's revolver camera, A. Briois, Paris (c. 1862)

Le fusil photographique de Marey

La fin du XIXe siècle est marquée par la double figure d'inventeurs de génie presque exactement contemporains, le bourguignon Étienne-Jules Marey (5 mars 1830 - 21 mai 1904) et l'américain d'origine anglaise Eadweard J. Muybridge (9 avril 1830 - 8 mai 1904), tous deux passionnés de chronophotographie. Vous connaissez surement leurs superbes séries de photographies qui décomposent la marche de l'homme, les allures du cheval, le mouvement des escrimeurs ou le vol de la mouette. Le principe de leurs inventions sera par la suite très exactement repris et développés par les frères Lumière. Ils sont donc pour beaucoup d'historiens les véritables pères du cinématographe. Un bémol cependant : s'ils étaient bien passionnés par l'enregistrement d'objet en mouvement dont ils se servaient pour leur recherche, ils ne s'intéressaient pas du tout au problème de la projection ultérieure des ces images.

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Le fusil photographique d'Etienne-Jules Marey (1881)

Marey, le premier, modifie un fusil de chasse et invente le célèbre fusil photographique qui comporte un rouleau de pellicule flexible permettant de prendre rapidement plusieurs photos à la suite, et ainsi de décomposer les mouvements. Le fusil est construit a la fin de 1881 et utilisé dans les premiers mois de 1882 :

"J'ai un fusil photographique qui n'a rien de meurtrier, et qui prend l'image d'un oiseau qui vole, ou d'un animal qui court, en un temps moindre de 1/500 de seconde. Je ne sais si tu te représentes bien cette rapidité, mais c'est quelques chose de surprenant." (EJ Marey – lettre à sa mère du 3 février 1882 [2] )

Michel Frizot, chercheur au CNRS et professeur d'histoire de la photographie est un grand spécialiste de l'œuvre d'Étienne-Jules Marey. Il lui a consacré plusieurs livres et articles. Dans ''Nouvelle histoire de la photographie", un ouvrage passionnant et monumental (4,7 kg, un monstre dans tous les sens du terme), il ajoute :

"Conçu comme un véritable fusil avec visée à l'épaule, l'appareil comporte un objectif dans le canon, et une culasse cylindrique dans laquelle tourne une plaque sensible, lorsqu'on presse sur la détente. La plaque rotative, au gélatino-bromure d'argent, s'arrête douze fois derrière l'objectif , tandis que l'obturateur laisse passer la lumière pendant 1/720 de seconde" [3]

Moins discret et moins maniable mais à la qualité des images sans doute supérieure, signalons aussi le merveilleux Kilburn gun camera (circa 1882-1886) : une chambre grand-format 4x5 inch en acajou montée sur une base en cerisier que l'on pouvait fixer sur une crosse de fusil.

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Kilburn gun camera (circa 1882-1886)

Les bricoleurs du dimanche

Les bricoleurs les plus farfelus vont ensuite s'inspirer de ces premiers prototypes. En voici deux exemples. Le plan du premier est publié en octobre 1938 dans la revue américaine Popular Mechanics. Il tente de s'inspirer du maniement d'une carabine si efficace pour le tir au canard. Le safari photo n'est vraiment plus loin…

bricoleur
source : Popular Mechanics, octobre 1938

Sur exactement le même principe, certains photographes ont tenté de monter un appareil amphibie (type Nikonos) sur ce qui ressemble à une arbalète de chasse sous-marine. Les poissons ont du bien rigoler ! nikonos

Big boys, big toys

singh
source : Popular Mechanics, juin 1950
leicagun

Viennent ensuite les nombreux appareils photo en forme d'arme à feu pour photographe en manque de virilité. Officiellement ces appareils sont censés assurer une meilleure stabilité pour les prises de vues au téléobjectif, mais on sent clairement que le véritable argument commercial repose beaucoup plus sur l'attirance qu'ont les jeunes garçons pour les pistolets de cow-boys. Ci-contre le Leica gun avec son objectif 400 mm f/5, sans doute très proche dans sa conception du jouet du maharajah datant de 1950 (photo du dessus).

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Ces armes photographiques sont toutes plus ridicules les unes que les autres, à tel point qu'on se demande si on ne se trouve pas en présence de photomontages ou de maquettes non fonctionnelles, un peu à l'image des chimères que des taxidermistes indélicats vendaient si cher aux scientifiques de la renaissance pour alimenter leurs cabinets des curiosités.

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source : fotosniper

La palme du mauvais goût revient sans doute au fotosniper (tout un programme!) qui associe un zenit (le très rustique reflex soviétique) sur un corps de mitraillette, "tough-guy rifle-mount" comme vanté si pudiquement sur le site commercial. Notez l'importance du téléobjectif phallique !

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source : fulgurator. Il ne s'agit pas vraiment d'un appareil photo même s'il en utilise le mécanisme (chambre, film, flash, etc.) pour projeter des images.

Ceci dit, le confort de ces poignées munies d'un déclencheur à gâchette est incontestable. Mon appareil photo le plus lourd, le polaroid 600SE, en est équipé et je n'imagine pas de prendre un cliché net sans cette poignée. Son aspect guerrier m'a même valu quelques explications laborieuses avec les agents de la sécurité en charge de la fouille des passagers des aéroports anglo-saxons… Pourtant, je vous jure que ce n'est pas cela qui a motivé mon achat. Même si c'est mon deuxième billet sur le sujet, je n'ai vraiment aucun intérêt pour les armes à feu. Je n'en ai même jamais manipulé de ma vie.

La preuve par l'image

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Hythe gun camera Mk III fabriqué par Thornton-Pickard à partir de 1916

Le Hythe gun camera Mk III était équipé d'un chargeur de film 120 et d'un objectif 300mm, f/8 pour un poids de près de 9 kg. Il était fabriqué par Thornton Pickard durant la seconde guerre mondial. Il appartient à un genre d'armes photographiques très différent des autres précédemment évoqués dans ce billet. C'est bien plus une arme qu'un appareil photo et sa fonction de prise de vue est presque accessoire. C'est un canon d'entrainement utilisé par les aviateurs de combat lors de leur formation. Les balles étaient couteuses et dangereuses pour les cibles d'exercice vivantes. Dans le chargeur de cette arme on ne trouvait pas de munitions mais un rouleau de pellicule. De retour à la base après l'exercice, il suffisait de développer le film pour évaluer la précision des tirs par le pilote. Cet appareil est le premier d'une grande famille évoquée sur ce site bien illustré.

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Doryu 2-16, ici équipé d'un objectif de cinéma Cine-Nikkor 25mm f/1.4. On reconnait sans doute un autre de ses objectifs classiques, le Hokutar 17mm. f/2.7 à côté

Sur exactement le même principe, on peut aussi citer le célèbre Doryu 2-16, utilisé dans les années 50 comme arme d'entrainement par la police japonaise. Dans la crosse, pas de balle mais la poudre pour le flash...

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source : Popular Mechanics, février 1938

J'ai aussi un faible pour ce prototype avorté de caméra montée sur l'arme de poing des policiers américains (1938). En cas de bavure, il aurait suffit de développer le film pour les besoins de l'enquête. L'idée est astucieuse mais la technologie de l'époque ne la rendait pas réalisable à grande échelle. Là encore, la fonction photographique est secondaire en regard de son utilisation comme arme à feu.

HCB et son tir photographique

Dans la préface de Image à la sauvette (1952) son célèbre premier recueil de photographie à la couverture illustrée d'un lithographie de Matisse, Henri Cartier-Bresson expose son concept "d'instant décisif", depuis largement commenté, interprété et repris, souvent de manière contradictoire. Il semble que Cartier-Bresson lui-même ne détestait pas laisser planer un certain flou à propos de cette notion, refusant ainsi d'en livrer une interprétation définitive. Cependant les images qu'il en donne le plus souvent sont celles du chasseur ou de l'archer : "Photographier (…) c’est mettre sur la même ligne de mire la tête, l’œil et le cœur". On associe alors souvent cette image à celle de tir photographique : "Il y a une joie de photographier qui existera toujours, c'est la joie du regard, de saisir la fraction de seconde, c'est le tir photographique, le tir intuitif". Le déclenchement comparé au dard de l’insecte piquant sa proie…

Un autre élément me fait citer Cartier-Bresson dans ce billet sur les armes photographiques. L'imaginaire et parfois le fétichisme qui entourent encore aujourd'hui le Leica (je parle de la série des Leica M 24x36 argentique à visée télémétrique) est sans doute lié à Henri Carier-Bresson plus qu'à aucun autre photographe. Or l'invention de Leica par Oskar Barnack est assez intéressante. Elle est directement liée à l'histoire du cinéma qui, lui-même, découle du fusil de Marey comme nous l'avons évoqué plus haut. A l'origine le Leica n'était qu'un petit appareil qui se chargeait avec du film de cinéma afin de faire rapidement des essais de lumière avant que les photographes ne se rendent compte de l'intérêt de ce genre d'appareil pour leur propre usage. Du fusil de Marey au tir-Leica de Cartier-Bresson via le cinéma… Et le western n'est même pas encore inventé !

Se tirer le portrait

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Le futur photographe Robert Frank, en compagnie de son père sur un stand de tir photographique. Source : le bloc-notes du désordre

Enfin, je voudrais finir ce tour d'horizon sur les liens étroits entre armes à feu et photographie en évoquant cette attraction foraine démodée, le tir photographique. Ci-dessus on peut voir l'immense photographe suisse, Robert Frank, alors âgé de douze ans en compagnie de son père à un stand de foire (plus d'informations sur cette image ici). L'homme à la casquette est à la fois le tireur, le sujet et le photographe. A une époque où les appareils photo n'étaient pas si bon marché, vous pouviez vous tirer le portrait à condition d'être adroit avec les mauvais fusils à air comprimé des barraques de tir : si vous touchiez la cible, cela déclenchait un appareil photo qui immortalisait la scène (du crime ?). Ici l'appareil photo et l'arme à feu sont à la fois physiquement dissociés (l'arme est dans la main du photographe et l'appareil plusieurs mètres devant lui) et symboliquement associés. Le principe fascinait les surréalistes. Quelques années plus tard, Michel Butor y fit aussi de fréquentes allusions dans son fascinant roman à tiroir L'emploi du temps, 1956 (sur le sujet, lire cet intéressant billet). Ces stands étaient très populaires dans l'entre deux guerres (voir par exemple cette archive ou les quelques belles vues présentées au rez-de-chaussée du musée Nicéphore Niepce de Chalon-sur-Saone). Ils ont presque complètement disparus des foires à l'exception notable de celles de Belgique comme en témoigne cette photo récente prise à la foire de Liège.

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source : JR

La caméra cachette. En juin 2000, lors d'une prise d'otage au Luxembourg, les policiers se sont fait passer pour des journalistes pour abattre le forcené. Même si la police refuse de communiquer sur cette affaire, plusieurs sources indiquent que l'arme était dissimulée dans la caméra. Méfiez-vous des appareils photo : ils sont parfois aussi dangereux qu'une arme, quand ils n'en sont pas directement une ! C'est en tout cas un des sens possible à donner au puissant travail du jeune photographe JR et de certaines images de sa célèbre série "28 millimètres" (photo ci-contre).

peb et fox
illustration de Peb et Fox (ils sont beaux !) - visitez leur site !

Notes

[1] Louis Figuier (1891) Les merveilles de la Science, ou descriptions populaires des inventions modernes, supplément n°2, p.76-80, Jouvet et Cie Edts, Paris.

[2] cité par Michel Frizot (1977) EJ Marey : la photographie du mouvement, Centre Georges-Pompidou, Paris

[3] Michel Frizot (1994) Vitesse de la photographie, le mouvement et la durée. Dans : Nouvelle histoire de la photographie (dir. Michel Frizot), Bordas, Paris, p.248-249