ordinateur Je ne vais pas parler ici de la psychologie de la procrastination ni de la meilleure façon de manager un procrastinateur. L'étude en question porte en fait sur une classe de problèmes de planification concernant la meilleure façon de procrastiner mais aussi, plus généralement, toutes les situations où la vitesse de réalisation d'une tâche augmente avec l'approche d'une date butoir. C'est le cas par exemple des calculs scientifiques : imaginons que la Nasa ait besoin de réaliser un très gros calcul sur ordinateur qui monopoliserait une machine pendant plusieurs mois (dans le genre de celui dont je parlais dans ce billet). Sachant que les performances des ordinateurs doublent à peu près tous les 18 mois (c'est la fameuse loi de Moore), à quel moment doit-on commencer le calcul ? Si on commence trop tôt, on risque d'utiliser une machine peu efficace et au final mettre plus temps que si on avait attendu quelques mois sans rien faire pour finalement acheter un ordinateur nettement plus puissant…

retard C'est la même chose si vous êtes un procrastinateur. Quand on vous prévient très longtemps à l'avance d'un travail à rendre, vous ne vous y mettez pas sérieusement et votre rendement est quasi nul au début. Mais plus la date butoir approche et plus votre motivation et votre efficacité augmentent. En ce qui me concerne, j'ai toujours trouvé que ma créativité et ma productivité étaient incroyablement boostées la nuit précédant la remise d'un rapport important (la cocaïne à côté, c'est du lait en poudre). Donc, plus vous attendez avant de commencer, plus vous êtes efficace. Compliquons un peu le problème : vous avez maintenant plusieurs tâches à effectuer, chacune avec des échéances différentes. Elles ne vous sont pas confiées au même moment ou suivant leur ordre de priorité. La question est alors de savoir comment devrait se comporter un procrastinateur dans cette situation.

Une question réellement fascinante à laquelle les auteurs de l'étude ont essayé de répondre avec rigueur et humour à l'image des premières lignes de leur introduction :

"We are writing this sentence two days before the deadline. How could we have delayed so much when we have known about this deadline for months? The purpose of this paper is to explain why we have waited until the last moment to write this paper."

(Nous écrivons cette phrase deux jours avant la date limite. Comment avons nous pu repousser si longtemps ce travail dont nous avions connaissance depuis des mois ? Le but de cet article est d'expliquer pourquoi nous avons attendu la dernière minute pour l'écrire)

Si le détail du raisonnement vous amuse, je vous renvoie à leur papier original (attention, c'est quand même assez technique). Je vais juste essayer d'isoler quelques idées intéressantes.

le procrastinateur omniscient

urgent On pourrait tout d'abord se demander s'il existe une solution qui minimiserait le temps de travail (ce que tout procrastinateur qui se respecte cherche à faire). C'est un problème de planification. Le procrastinateur aurait une connaissance parfaite du problème et saurait à l'avance quelles tâches vont lui être attribuées et à quel moment. On pourrait se dire qu'il a toutes les clés en main pour préparer son planning de procrastination : reste à trouver la manière de prévoir comment repousser le plus possible ses tâches, ce qui maximisera son stress et donc augmentera son efficacité, et lui permettra de minimiser le temps passé à travailler. Ce type de planification optimale existe-t-elle ?

Et bien, les auteurs répondent curieusement "peut-être". Cette réponse de normand traduit en fait des problèmes calculatoires très complexes. Il n'est pas possible de savoir à priori si il existe une solution optimale (quelques soient le nombre et le délai des tâches). Si quelqu'un propose un planning de procrastination, on peut juger rapidement s'il est optimal ou pas. Mais on ne sait pas faire autre chose que tester tous les plannings possibles les uns après les autres soit parce que c'est une fatalité (c'est impossible de faire mieux), soit parce qu'on n'est pas assez malin pour avoir eu l'idée du planning génial. L'alternative étant célèbre en mathématique comme le problème "P=NP" et son fameux prix d'un million de dollars à qui le résoudra.

Bon, alors on serait coincé, à peine plus avancé qu'un procrastinateur désorganisé ? Peut-être pas ! Surtout si on considère le problème sous un autre angle. Le type de situations décrites plus haut est quand même assez irréaliste : on connaît rarement à l'avance toutes les tâches que nous aurons à effectuer. Le procrastinateur n'est jamais omniscient.

le procrastinateur à la chaîne

Maintenant, le procrastinateur n'a connaissance d'une tâche qu'au moment où elle lui est confiée. Il doit planifier son (non-)travail en fonction de ce qu'il en connaît à un instant donné. Une planche célèbre du Chat de Philippe Geluck le montre expliquant sa méthode de classement des tâches qui lui sont confiées : (1) à faire, (2) urgent, (3) très urgent, (4) très très urgent, (5) trop tard. Au delà du gag qui m'amuse beaucoup, ce dessin exprime l'essence même de la gestion de la procrastination. La question n'est plus vraiment de savoir comment minimiser le temps de travail mais plutôt comment éviter de trop s'attirer d'ennuis. Imaginons que notre procrastinateur rende un travail en retard d'un jour. Si la tâche lui avait été confiée il y un an, ce n'est pas dramatique. Si, par contre, son patron lui avait confié un travail rapide la veille pour le lendemain, c'est nettement plus embêtant ! Le jeu est donc maintenant de minimiser ces dépassements de délais relatifs (ou tension, stretch). Et ce problème est à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus réaliste !

urgent Alors, quelle stratégie de procrastination choisir ? Les chercheurs ont comparé plusieurs stratégies classiquement adoptées face à des problèmes de planification : commencer par la tâche que l'on doit rendre le plus tôt (earliest due date) ou par celle qui demande le moins de temps pour être finie (shortest remaining processing time) ou encore par la première qu'on vous a confiée (first in, first out). Ils ont aussi testé la stratégie débutant par la tâche pour laquelle on risque le plus grave dépassement de délai par rapport à la période allouée (largest stretch so far aussi appelée par les auteurs hit the highest nail!).

Toutes ces stratégies peuvent vous causer de très gros ennuis. Dans certaines situations, elles peuvent conduire à des dépassements de délai relatif faramineux (le plus souvent parce que pendant que vous gérez la tâche la plus urgente, vos autres retards s'accumulent). Ce qui bien sûr n'est pas souhaitable pour un procrastinateur qui voudrait garder son job ou ses clients… Encore un problème sans solution ? Heureusement non !

reveil Les auteurs de l'étude ont prouvé qu'une stratégie contenait en toutes circonstances ce dépassement de délai global dans des limites raisonnables. Ils ont appelé leur algorithme Thrashing (littéralement la raclée, de to thrash, rouer de coups). C'est une stratégie de procrastination extrême : vous ne faites rien du tout jusqu'à ce qu'une ou plusieurs tâches soient hors-délai (elles étaient à rendre pour hier). Et ensuite, parmi ces tâches, vous commencez par celle qui vous a été confié le plus récemment. Et non pas la plus ancienne dans la pile !!! Ainsi vous minimiserez les problèmes de dépassements de délai sur l'ensemble de vos missions ou commandes. Bon, il faut quand même aimer vivre dangereusement... Mais jusqu'au coup de feu, c'est la glande en toute bonne conscience !


Bravo si vous êtes arrivés au bout de ce long billet quand même très technique. J'ai essayé de le rendre le plus abordable possible mais compte tenu de la complexité du sujet je comprendrais que vous ayez décroché. Au pire vous retiendrez peut-être avec amusement que des chercheurs hard-core travaillent hyper-sérieusement à la manière optimale d'en faire le moins possible. Moi en tout cas, ça me remplit de joie. Je me dis que tout n'est pas perdu dans ce bas monde. Have a nice procrastination!